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La conférence de l'O.M.C. à Cancún : L'Afrique
n'est pas une variable d'ajustement, |
Mardi 9 septembre 2003
La 5e conférence ministérielle de l'OMC commence à Cancun. Ce qui devrait être une source d'espoir pour la majorité des populations pauvres du globe est devenu pour elles un sujet d'inquiétude. Le problème n'est pas : cette conférence réussira-t-elle ?, mais : comment réussira-t-elle ?, et aussi : ne vaudrait-il pas mieux dès à présent repousser la conclusion de certains accords, quitte à déplaire à la Banque mondiale, à la FAO et au Fonds monétaire international, qui feignent d'estimer que, faute de consensus sur les problèmes agricoles, les perspectives économiques des pays développés pourraient être fortement affectées ? Si l'OMC a réussi, au cours des divers cycles qui jalonnent son histoire, à favoriser une certaine croissance mondiale, sa politique de libération des échanges agricoles se solde, après plus de quinze ans, par un constat d'échec total, qui peut se résumer comme suit : les pays riches dépensent plus de 1 milliard de dollars par jour au titre des divers soutiens qu'ils accordent à leurs secteurs agricoles bien que cet accroissement de subventions soit contraire à la philosophie de l'OMC. De plus, les échanges agricoles n'ont pas progressé et la malnutrition n'a pas reculé, ainsi que le souhaitaient la FAO et l'ONU. Elle s'est au contraire aggravée dans un certain nombre de pays. J'ai souvent demandé : la pauvreté de nos pays africains, notamment, telle celle de certains pays d'Amérique du Sud, comme le Mexique, est-elle une conséquence de ces négociations rituellement tenues depuis quarante ans ou l'objectif essentiel demeure- t-il bien de contribuer à la réduction de cette pauvreté ? Je n'ai reçu aucune réponse satisfaisante. Mon intime conviction est que les subventions indécentes aux productions des agricultures dites les plus compétitives ruinent la majorité des paysans de ce que l'on nomme le tiers-monde. Elles annihilent la base de tout développement économique, empêchent notre agriculture de se moderniser, nous obligent à importer, limitent nos exportations, creusent le déficit de notre commerce extérieur et provoquent un exode rural créateur des bidonvilles où s'installe la misère, naît l'insécurité, source potentielle de terrorisme. Cette réalité n'a pas empêché le ministre d'un des grands pays agricoles exportateurs, d'affirmer, par cynisme ou par ignorance, que les bas prix pratiqués dans les échanges mondiaux agricoles permettaient de nourrir à bas prix ces miséreux. La communauté internationale devrait être consciente pourtant de ce que le sort de 45 % des habitants de la planète dépend de ces négociations agricoles. Ce n'est malheureusement pas ce souci qui habite certains des principaux acteurs de ces discussions. Il s'agit, en définitive, d'un conflit d'intérêts entre agriculteurs des pays développés, désireux d'exporter à bas prix leurs excédents de production vers le tiers-monde. Equation bien simple, et attristante : pour quelques millions de tonnes produites en excédent par quelques dizaines de millions de producteurs aisés, on continue de provoquer l'effondrement des cours des matières premières agricoles, dont dépendent le travail et la vie de plus de 2 milliards d'êtres humains pauvres. La discussion entre les pays riches se limite à vouloir mettre dans une boîte adéquate, rouge, bleue ou verte, les aides que l'on veut distribuer à ces producteurs, et qui, selon leur couleur, sont interdites, tolérées, ou autorisées. Le succès de cet exercice de bonneteau dépend des caractéristiques plus ou moins favorables de chaque économie, mais aussi de la puissance exercée sur le plan mondial par chaque pays, des coalitions que l'on a su rassembler, ou des connivences que l'on s'est créé : "Passe-moi la rhubarbe et je te passerai le séné", dit un vieux dicton français. Au G8 d'Evian, quatre pays de l'Afrique de l'Ouest, qui venaient de dénoncer à l'OMC les subventions occidentales à la production de coton qui ruinent leurs économies, m'avaient chargé de défendre leur point de vue, ce que j'ai fait en déposant un dossier après mon plaidoyer. En réponse, l'OMC ne propose rien moins à ces pays qu'un mécanisme de limitation hypothétique des effets pervers de ces subventions, et nullement une compensation financière automatique du manque à gagner. Dans le même ordre d'esprit, les Etats-Unis affrontent le Mexique sur le thème : nous acceptons vos immigrants, mais vous nous donnez votre marché agricole pour nos excédents. Plus généralement, l'accord vague, mais certainement solide, qu'a passé Pascal Lamy avec son vieil interlocuteur Robert Zoellick, secrétaire américain au commerce, montre d'évidence que le problème agricole doit trouver une solution, mais sans grand bouleversement, pour ne pas bloquer la conclusion d'accords, entre gens "sérieux", sur d'autres sujets où les grandes puissances sont techniquement et financièrement mieux placées. Paradoxalement, les pays d'Afrique sont de plus en plus sollicités par chacun des camps, dans ces négociations. Comme pour un certain nombre de débats internationaux à l'ONU, notre continent est considéré, par la plupart de ces grands pays agricoles, comme la variable d'ajustement des décisions à prendre. Le président Chirac, qui tel Sisyphe tente de remonter la pente de l'injustice, a été un précurseur dans ce domaine, en demandant, à la fois, l'ouverture à nos productions des marchés à fort pouvoir d'achat de l'hémisphère Nord et l'interdiction de se servir des aides à l'exportation sur certains produits à destination de l'Afrique. Mais les Etats-Unis et le groupe de Cairns viennent de faire savoir qu'ils s'y opposaient. C'est dans cette perspective que les pays membres de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ont, pour la première fois, fait parvenir au secrétariat de l'OMC, par l'intermédiaire du Sénégal, la position conjointe des huit pays qui la composent. Nous souhaitons : - Obtenir des pays développés qu'ils libéralisent effectivement leurs politiques agricoles afin d'améliorer la compétitivité interne et externe des produits agricoles présentant un intérêt pour les pays en développement ou les moins avancés, notamment pour les produits à haute valeur ajoutée (diminution des soutiens internes et des subventions à l'exportation). - Ouvrer au renforcement et à l'amélioration des dérogations en faveur des pays en développement et des pays les moins avancés, ce qui devrait se concrétiser par la création d'une "boîte développement" incluant même des fermetures temporaires de frontières, comme l'Europe a si bien su le faire, pendant trente ans, pour développer son agriculture. L'ensemble de ces questions est si important pour nos pays, et d'autres dans le monde, qu'en prolongement des propositions de l'UEMOA, je fais les trois propositions suivantes : - Reconnaître que l'OMC n'a pas de modèle agricole convenable et qu'il serait éventuellement sage de renoncer à un accord agricole qui ne serait qu'une hypocrisie supplémentaire. Il vaut mieux ne pas avoir de nouvel accord du tout qu'avoir un mauvais accord. La seule décision positive pourrait être de diminuer de 10 % à 20 % toutes les subventions accordées, quelles que soient les boîtes où elles se trouvent et les justifications qui ont servi à les créer. - Tenter de comprendre pourquoi le modèle de l'OMC a échoué. Un certain nombre d'économistes américains et européens ont commencé à travailler sur ces questions. Ils estiment notamment que les modèles économétriques dont se sert l'OMC pour ses projections et ses propositions ne sont pas applicables au secteur agricole pour diverses raisons bien connues des spécialistes. - Demander des efforts de rapprochement entre l'OMC, le FMI et la Banque mondiale. Il n'y a rien de plus désespérant pour les dirigeants d'un pays en proie à des difficultés économiques fondamentales, que de préparer des réformes cadrant avec les directives de l'OMC et de les voir in fine condamnées par les responsables du FMI et de la Banque mondiale, qui n'autorisent pas les pays les plus démunis à se servir des outils utilisés autrefois par les pays devenus riches. Il est indécent de nous demander de nous adapter à une compétition inégale créée par des partenaires développés alors que ce serait plutôt à eux de s'ajuster à un commerce juste et libre. Ils y trouveraient certainement leur avantage au final. Dans une formule célèbre, Louis Veuillot disait : "Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et la loi qui protège."C'est la raison pour laquelle nous continuons de soutenir une Organisation mondiale du commerce avec ses règles, ses juridictions, ses panels, ses sanctions, mais plus attentive à la réduction de la misère mondiale. Nous voyons bien en effet que se dessine désormais la menace des pays dominants de revenir au système des accords bilatéraux s'ils n'obtiennent pas la possibilité de rester les maîtres du jeu. Les études du professeur américain Andrew Rose sont à cet égard troublantes, comme le sont, par exemple, les déclarations de M. Zoellick : "Nous voulons libéraliser les échanges, mais vous pouvez également être sûrs que nous trouverons toujours des pays désireux d'ouvrir leurs marchés aux Etats-Unis. (...) J'espère que ces pays seront dans l'OMC, mais s'ils ne le sont pas, cela ne nous arrêtera pas ; nous bougerons avec les pays qui sont eux prêts à le faire." Ces menaces, si elles se concrétisaient, créeraient au plan mondial un chaos économique. Il n'est pas certain que les économies les plus développées n'en seraient pas les premières victimes. Nous souhaitons fortement que, désormais, l'Afrique et d'autres régions du monde ne soient plus les victimes consentantes de politiques économiques inadaptées à leur situation, mais participent de façon exemplaire à une modification radicale de la pensée économique agricole et des politiques qui en découlent. Cela ne nous exempte pas, au demeurant, d'entamer nos propres efforts pour sortir des difficultés nées du poids de nos traditions et des structures agraires qui en découlent ; de remédier à des erreurs stratégiques de nationalisations inadéquates et de nous défaire des mauvaises habitudes consistant à demander à ses anciens protecteurs les appuis et ressources que l'on peut trouver en soi-même. Il s'agit d'abord, pour nos pays, d'accroître leur potentiel agricole, facteur essentiel et premier du développement économique. C'est pourquoi j'ai décidé de doter le Sénégal d'une loi d'orientation agricole qui sera examinée par le Parlement dès l'automne et qui vise à placer ce secteur en position centrale dans notre développement économique. Nous devons désormais émerger sur la scène mondiale, non seulement par notre courage, mais aussi par la force et la spécificité de notre pensée. Nous sommes intéressés par tous les travaux actuels sur le commerce mondial, mais je souhaite que les économistes et chercheurs des pays en développement y participent plus activement. C'est pourquoi j'envisage de réunir au Sénégal, tous les deux ans, un Davos agricole animé et alimenté dans sa réflexion par l'école de Dakar, en coopération avec d'autres écoles que celles des pays ultralibéraux d'Occident. Nous nous efforcerons alors de contribuer à l'édification d'une économie mondiale qui ne serait plus un ensemble de principes abstraits, ignorant les êtres humains, que les faibles seraient contraints d'appliquer et que les forts violeraient selon leurs intérêts. Pour construire l'économie mondiale, il n'est pas contraire à la raison de partir des économies concrètes et des volontés légitimes des Etats. par Abdoulaye Wade, président de la république du Sénégal Le Journal Le Monde du 9 septembre 2003 |
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