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L'agroéconomiste, spécialiste du développement rural et de la commercialisation des produits vivriers, tord le cou à quelques contrevérités sur les prix agricoles et rappelle que la baisse de ces prix s'accompagne toujours d'un exode rural.

Non, ce n'est pas une erreur de plume, j'ai bien voulu dire «baisse» des prix agricoles, et non «hausse» ; les spéculateurs sont toujours myopes, les journalistes et les hommes politiques le sont souvent ; notre culture d'immédiateté nous amène souvent à confondre la vague avec la marée, et la marée avec l'élévation du niveau de la mer ; mais le fait est têtu : depuis une soixantaine d'années, les prix agricoles s'érodent, lentement mais sûrement ; ils baissent par rapport au pouvoir d'achat des ménages, ils baissent en dollars constants, ils baissent en euros constants ; la hausse spectaculaire du prix du blé en 2007 n'a fait que ramener le prix mondial du blé au niveau du cours américain de 1997 en dollars constants, et le cours européen au niveau de 1991 (avant la première grande réforme de la PAC) en euros constants.

Même constat pour le maïs, même constat pour le sucre, même constat pour le riz. Cette baisse séculaire est due à la formidable augmentation de la productivité de l'agriculture grâce au progrès de la génétique, de l'irrigation, de la fertilisation et du savoir-faire des paysans du monde développé, mais aussi du Brésil, de l'Inde et de la Chine. La hausse récente des prix est due à l'accroissement de la demande de grands pays comme l'Inde et la Chine, elle-même due à l'augmentation du pouvoir d'achat de centaines de millions d'hommes sortis de la misère dans ces grands pays émergents.

Tout ceci pourrait passer pour d'excellentes nouvelles, si cela n'entraînait pas la dégradation dramatique de la situation de tous ceux dont la productivité collective n'a pas augmenté :

En Haïti, où malgré une croissance démographique de 1,5 % l'an, la production agricole vivrière recule en raison de l'insécurité et de l'exode rural.

En Égypte, structurellement importatrice de biens alimentaires en raison du manque de terres cultivables.

En Afrique Noire, où la productivité de l'agriculture vivrière stagne en raison de prix de vente trop bas et du manque d'infrastructures de transports et de commercialisation.

Dans ces pays qui souffrent, ce sont les urbains pauvres qui souffrent le plus ; ce sont les habitants des bidonvilles de Port-au-Prince, du Caire, de Mexico, de Douala, de Lagos ou de Lima ; en revanche, dans ces mêmes pays, les producteurs agricoles, les paysans constatent avec soulagement depuis un an une augmentation de leurs prix de vente grâce à une demande intérieure accrue pour leurs productions vivrières. De meilleurs prix de vente qui leur permettent de s'équiper en petit matériel, d'irriguer, d'acheter des intrants et des semences améliorées.

Rappelons que, selon la FAO, avant les hausses de prix récentes, les trois quarts des 750 millions de personnes souffrant de la faim dans le monde étaient des ruraux. Soulignons que le trop faible prix des denrées agricoles a été le principal moteur de l'exode rural ; des centaines de millions de paysans pauvres, à la limite de la survie, ne pouvant vendre leur production parce que leur pays importe à bas prix des denrées alimentaires, ne pouvant améliorer leur outil de production parce que les intrants sont trop chers, ont abandonné leur terre pensant trouver un sort meilleur en ville.

En fait, le prix de vente des denrées alimentaires locales est la variable qui accélère ou ralentit la fuite des paysans vers la ville  ; c'est le curseur qui répartit un peu de bien-être entre les habitants des villes et ceux des campagnes : des prix bas soulagent les urbains mais font souffrir les ruraux ; seuls des prix rémunérateurs peuvent empêcher un paysan pauvre de fuir sa terre pour chercher un hypothétique meilleur sort dans les bidonvilles surpeuplés et insalubres de la capitale.

Ajoutons enfin que la misère des villes est plus visible que celle des campagnes ; les journalistes, les experts de l'ONU, de la Banque mondiale, du FMI et de la FAO, les ambassades des pays développés sont en ville ; lors des émeutes de la tortilla à Mexico en 2007, aucun journaliste n'a couvert le mieux-être des 40 millions de Mexicains vivant en zone rurale ; et les commentaires actuels sur la crise alimentaire reflètent bien cette sous-médiatisation des zones rurales des pays pauvres.

Cela ne veut pas dire que la «main invisible» du marché suffira à faire augmenter les productions agricoles en proportion de la demande nouvelle ; il faut aussi que les gouvernements locaux favorisent le développement de l'agriculture vivrière par la création de réseaux de commercialisation et d'infrastructures de stockage, et en protégeant les productions locales contre les importations de dumping du marché mondial ; il faut aussi que l'aide internationale se réoriente vers le développement agricole ; il faut enfin que les médias et l'opinion publique soient attentifs à la misère des campagnes, moins facile d'accès et moins visible que celle des villes. Mais le salutaire réajustement actuel des prix agricoles mondiaux aura sans doute une conséquence bénéfique, celle de ralentir l'exode rural dans les pays de la faim.

 Aimery de Denichain.

dans le quotidien "Le Figaro" du 18 avril 2008

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