a b c B u r k i n a

Protéger la paysannerie pauvre
dans un contexte de mondialisation (2)

2. Une situation agricole et alimentaire mondiale insoutenable

2.1 Inégalités agricoles et pauvreté paysanne de masse

L’agriculture mondiale, qui doit nourrir les quelque 6 milliards d’habitants de la planète, subvient en particulier, plutôt mal que bien, aux besoins d’une population agricole totale d’environ 3 milliards de personnes.

Or cette agriculture, qui emploie encore une population active de 1 milliard 300 millions de personnes, soit environ la moitié de la population active du monde, ne dispose en tout et pour tout que de 28 millions de tracteurs: un nombre inférieur à 2 pour cent des actifs agricoles du monde. C’est dire que la grande motorisation et la mécanisation complexe qui, avec les variétés de plantes et les races d’animaux sélectionnées, les engrais, les aliments concentrés, et les produits de traitement des plantes et des animaux, constituent le fer de lance de la révolution agricole contemporaine, n’ont bénéficié qu’à une infime minorité des agriculteurs du monde (dans ce texte, les mots agriculteurs, cultivateurs, céréaliculteurs, paysans se rapportent aux hommes et aux femmes). Certains d’entre eux, bien équipés, peuvent ainsi cultiver plus de 100 hectares de céréales et obtenir des rendements proches de 10 tonnes par hectare, d’où une productivité brute de l’ordre de 1 000 tonnes par travailleur (100 ha/travailleur x 10 t/ha).

Par ailleurs, les deux tiers environ des agriculteurs du monde ont été touchés par la révolution verte: ils utilisent eux aussi des variétés et des races sélectionnées, des engrais et des produits de traitement, et ils peuvent eux aussi obtenir des rendements proches d’une centaine de quintaux de grain par hectare. La moitié environ d’entre eux disposent de la traction animale, ce qui permet aux mieux équipés de cultiver jusqu’à 5 hectares par travailleur et d’approcher une productivité de 50 tonnes de grain par travailleur (5 ha/travailleur x 10 t/ha, ou 2,5 ha/travailleur x 10 t/ha x deux récoltes par an). Mais l’autre moitié ne dispose que d’un outillage strictement manuel, qui ne leur permet guère de cultiver plus d’un hectare par travailleur, d’où une productivité brute qui ne dépasse guère 10 tonnes de grain par travailleur (1 ha/travailleur x 10 t/ha, ou 0,5 ha/travailleur x 10 t/ha x deux récoltes par an).

Tout compte fait, il reste donc à peu près un tiers des agriculteurs du monde qui n’ont bénéficié ni de la révolution agricole, ni de la révolution verte, ni de la traction animale: ils ne disposent que d’un outillage strictement manuel et, sans engrais ni produits de traitement, ils cultivent ou élèvent des variétés ou des races n’ayant fait l’objet d’aucune sélection. Une agriculture paysanne pauvre, orpheline de toute recherche et de tout projet, qui compte à peu près 450 millions d’actifs, soit 1 milliard 250 millions de personnes vivant, mal ou très mal, de l’agriculture. Ceux-là ne peuvent guère dépasser une productivité brute de 1 tonne de grain par travailleur et par an (1 ha/travailleur/an x 1 t/ha en culture pluviale, ou 0,5 ha/travailleur x 2 t/ha en culture irriguée).

Encore faut-il ajouter que dans de nombreux pays ex-coloniaux ou ex-communistes, n’ayant pas connu de réforme agraire significative récente, la majorité des paysans sous-équipés sont de plus privés de terre par les grands domaines de plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’hectares. De la sorte, ces paysans minifundistes disposent seulement d’une superficie de quelques ares, très inférieure à celle qu’ils pourraient cultiver et très inférieure à celle qui serait nécessaire pour couvrir les besoins d’autoconsommation alimentaire de leur famille. Ces paysans mal équipés et mal dotés en terre sont donc obligés d’aller chercher du travail au jour le jour dans les grands domaines contre des salaires de 1 à 2 dollars (des États-Unis) la journée. Ce qui permet d’ailleurs à ces grands domaines quand ils sont bien équipés et capables de produire, par exemple, 1 000 tonnes de grain par unité de travail annuel, de réduire à presque rien le coût du travail nécessaire pour produire un quintal de grain (500 dollars/travailleur/an: 1 000 tonnes/ travailleur/an = 0,5 dollar par tonnes, soit 0,5 millième de dollar par kilogramme).

La situation de l’agriculture mondiale est donc violemment contrastée: quelques millions d’agriculteurs touchés par la révolution agricole, dans les pays développés et dans quelques secteurs limités des pays en développement, pouvant produire en céréaliculture de l’ordre de 1 000 tonnes de grain par travailleur et par an; quelques centaines de millions de producteurs touchés par la révolution verte, dans les régions favorables des pays en développement, pouvant produire entre 50 et 10 tonnes de grain par travailleur, selon qu’ils bénéficient ou non de la traction animale; quelques centaines de millions de paysans pauvres disposant seulement d’un outillage manuel sommaire, privés de semences sélectionnées, d’engrais et plus ou moins privés de terre, produisant au plus 1 tonne de grain par travailleur et par an.

Cette situation est donc caractérisée non seulement par des inégalités d’équipement et de productivité énormes, mais encore par l’extrême pauvreté de centaines de millions de paysans sous-équipés, mal situés et parfois privés de terres.

2.2 Pauvreté paysanne et insuffisances alimentaires

En ce début de XXIe siècle, plus du tiers de la population mondiale souffre encore de graves insuffisances alimentaires.

En effet, 2 milliards de personnes environ souffrent de carences alimentaires plus ou moins invalidantes, en protéines, en fer, en iode, en vitamine A et autres vitamines, et 800 millions de personnes environ souffrent de sous-alimentation (ou insécurité alimentaire chronique), ce qui signifie qu’elles ne disposent pas de manière continue d’une ration alimentaire suffisante pour couvrir leurs besoins énergétiques de base (ces besoins variant de 2 150 à 2 400 kcal par personne et par jour selon la pyramide des âges, le taux de fécondité, les activités, la taille et le poids moyens de la population concernée).

Selon la FAO, en 1996-1998, le nombre de personnes sous-alimentées était encore de 826 millions (dont

792 dans les pays en développement, 30 dans les pays en transition ex-communistes, et huit dans les pays développés). Or, en 1969-1971, ce nombre, estimé à 40 millions près, était d’environ 920 millions. En 27 ans, il aurait donc diminué d’une centaine de millions; la population ne souffrant ni de sous-alimentation ni de carences est devenue majoritaire et, comme dans le même temps, les disponibilités alimentaires mondiales ont augmenté un peu plus vite que la population, on peut en déduire que le niveau alimentaire de cette majorité a sensiblement augmenté. Ce qui est très positif.

Mais, d’un autre côté, cela signifie aussi qu’au cours de ces 27 années, le nombre de personnes souffrant de sous-alimentation n’a diminué que de 3,7 millions par an, en moyenne. À ce rythme, il faudrait plus de deux siècles pour voir disparaître la sous-alimentation. La Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale (1996) a prévu d’accélérer fortement ce rythme: en fixant pour objectif de «réduire de moitié le nombre des personnes sous-alimentées d’ici à 2015 au plus tard », cette Déclaration et le Plan d’action qui l’accompagnait proposaient de réduire de 20 millions par an la population sous-alimentée de la planète. Mais les engagements pris à cet effet par les gouvernements et les organisations internationales n’ayant été ni entièrement tenus, ni aussi efficaces que prévus, les résultats de ce Plan, pour positifs qu’ils soient, ont été décevants. Le nombre de personnes souffrant de sous-alimentation n’a diminué que de 8 millions par an, ce qui reporte à 2 035 l’espoir de voir ce nombre réduit de moitié, et à 2 095 l’espoir de le voir réduit à néant.

Cela signifie pour le moins que les politiques et les projets nationaux, que les aides bilatérales et multilatérales sont insuffisants pour supprimer la sous-alimentation chronique dans un délai historique rapproché, sans même parler d’éliminer les carences alimentaires invalidantes qui touchent une population 2 à 3 fois plus nombreuse. Pour éliminer la sous-alimentation et les carences dans un délai moralement acceptable et politiquement soutenable, il faut donc, selon nous (selon moi), avoir recours à d’autres analyses et à d’autres moyens que ceux utilisés jusqu’à présent.

Toujours selon la FAO, sur environ 800 millions de personnes en situation de sous-alimentation chronique, les trois quarts (soit 560 millions) sont des ruraux. Des ruraux extrêmement pauvres, parmi lesquels on trouve principalement des paysans sous-équipés, situés dans des régions peu favorables, manquant plus ou moins de terre, et des ouvriers agricoles sous-employés et mal payés, ainsi que des artisans et commerçants en relation d’échange avec eux et donc guère moins pauvres qu’eux. Quant aux 25 pour cent de non ruraux sousalimentés (environ 140 millions de personnes), un grand nombre sont des membres des familles paysannes pauvres récemment condamnés à l’exode vers les bidonvilles et qui n’ont pas encore retrouvé des moyens d’existence suffisants. Cela signifie que la majorité des personnes sous-alimentées appartiennent à la paysannerie pauvre, et aussi que pour la plupart des autres, leur pauvreté extrême et leur sous-alimentation sont largement induites par la pauvreté et la sous-alimentation paysannes Mais comme ce réservoir de pauvreté et de sous-alimentation rurales se maintient à peu près au même niveau alors même qu’il est toujours en train de se vider d’un côté par le flot incessant de l’exode rural, il faut nécessairement que, d’un autre côté, il reçoive un nombre de nouveaux pauvres et de nouveaux sous-alimentés proche de celui qu’il a perdu pendant le même temps. Il faut donc en déduire, et cela est confirmé par des milliers d’enquêtes de terrain, que la population pauvre et sous-alimentée de la planète n’est pas un simple stock hérité du passé diminuant trop lentement, mais le résultat d’un processus permanent d’appauvrissement extrême, allant jusqu’à la sous-alimentation, de couches toujours renouvelées de la paysannerie sous-équipée, mal située, mal dotée en terre et peu productive.

Par quel mécanisme économique ce processus d’appauvrissement peut-il se réaliser, et dans quelles conditions économiques et politiques ce mécanisme peut-il fonctionner? Telles sont les questions qu’il nous faut maintenant essayer d’éclairer brièvement.

2.3 Les raisons très actuelles de l’appauvrissement extrême de centaines de millions de paysannes et de paysans

Les augmentations de productivité et de production résultant de la révolution agricole et de la révolution verte qui ont conquis les pays développés et les régions favorables des pays en développement, ont été si élevés qu’ils ont provoqué dans ces pays une très forte baisse des prix agricoles réels, et qu’ils ont même permis à certains pays de dégager des excédents exportables importants. Ces excédents à bas prix alimentent les échanges internationaux, qui sont largement facilités par l’abaissement des coûts de transport et de communication et par la libéralisation croissante de ces échanges. En conséquence, dans la plupart des pays importateurs, les prix payés aux producteurs agricoles se rapprochent des prix dans les pays excédentaires.

Or, même s’ils sont importants en valeur absolue, les échanges internationaux des produits agricoles de base ne portent souvent que sur une petite fraction de la production et de la consommation mondiale: 10 pour cent pour les céréales par exemple. Les marchés internationaux des produits agricoles de base ne sont donc pas des marchés mondiaux au sens plein du terme, mais des marchés résiduels qui regorgent souvent d’excédents difficilement vendables; des marchés sur lesquels même les producteurs-exportateurs bénéficiaires de la révolution agricole ou de la révolution verte ne peuvent gagner des parts, ou seulement se maintenir, que s’ils disposent de quelques avantages compétitifs supplémentaires. Tel est précisément le cas des latifundistes agro-exportateurs bien équipés, sud-américains, sud-africains, zimbabwéens, etc., et demain peut-être russes, etc., qui disposent tout à la fois de très vastes espaces peu coûteux et d’une main d’œuvre parmi les moins chères du monde. Tel est le cas aussi des producteurs de certains pays développés à très haut revenu, comme les États-Unis ou les pays de l’Union européenne, qui ont les moyens budgétaires de subventionner largement leurs agriculteurs. Or, dans un cas comme dans l’autre, ces producteurs qui bénéficient déjà d’avantages naturels et techniques certains, bénéficient en plus d’un transfert de richesse important (terres et bas salaires, ou subventions) qui réduit de fait leurs coûts de production, et qui accroît leur compétitivité internationale bien au-delà de ce qu’autorise leur productivité intrinsèque.

Dans ces conditions, les prix internationaux des produits agricoles ne sont avantageux que pour une minorité d’agriculteurs qui peuvent ainsi continuer d’investir, de progresser et de gagner des parts de marché; ils sont insuffisants et désavantageux pour la majorité des agriculteurs du monde: insuffisants en général pour leur permettre d’investir et de progresser; insuffisants souvent pour leur permettre de vivre dignement de leur travail, de renouveler leurs moyens de production et de conserver leurs parts de marché; et même, insuffisants pour permettre à la moitié la moins bien équipée, la moins bien dimensionnée et la moins bien située de la paysannerie du monde de se nourrir convenablement.

Pour mieux comprendre ce mécanisme d’appauvrissement extrême allant jusqu’à la sous-alimentation qui atteint des centaines de millions de paysans sous-équipés, considérons un céréaliculteur soudanien, andin ou himalayen disposant d’un outillage manuel (machette, houe, bêche, etc.) valant quelques dizaines de dollars, produisant comme nous l’avons vu 1 tonne de grain net (semences déduites), sans engrais ni produit de traitement.

Il y a une cinquantaine d’années, un tel céréaliculteur recevait l’équivalent de 30 dollars de 2001 pour 100 kg de grain: il devait alors en vendre 200 kg pour renouveler son outillage, ses vêtements, etc., et il lui en restait 800 kg pour nourrir modestement quatre personnes; en se privant un peu, il pouvait même vendre 100 kg de plus pour acheter quelque outil nouveau plus efficace. Il y a une vingtaine d’années, il recevait encore l’équivalent de 20 dollars de 2001 pour 100 kg: il devait en vendre 400 kg pour renouveler son outillage et il ne lui restait que 600 kg pour nourrir, cette fois insuffisamment, quatre personnes; il ne pouvait donc plus acheter de nouveaux moyens plus efficaces. Enfin, aujourd’hui, il ne reçoit plus que 10 dollars pour 100 kg de grain: il devrait donc en vendre 600 kg pour renouveler son matériel, cela ne lui laisserait que 400 kg pour nourrir quatre personnes, ce qui est bien sûr impossible. En fait, il ne peut plus ni renouveler complètement son outillage, pourtant dérisoire, ni manger à sa faim et renouveler sa force de travail: il est condamné à l’endettement et à l’exode vers les bidonvilles sous-équipés et sous-industrialisés où règnent le chômage et les bas salaires.

Dans ces conditions, il apparaît clairement que la méthode de lutte contre la sous-alimentation et les carences alimentaires couramment préconisée, qui consiste à abaisser les prix agricoles et alimentaires pour faciliter l’accès à la nourriture des consommateurs-acheteurs pauvres, est particulièrement contre-indiquée.

Et cela pour deux raisons: premièrement, parce que la majorité des personnes insuffisamment alimentées ne sont pas des consommateurs-acheteurs d’aliments mais des producteurs-vendeurs de denrées agricoles, appauvris à l’extrême par la baisse des prix agricoles; deuxièmement parce que la pauvreté et la sous-alimentation des non agriculteurs sont, indirectement mais dans une large mesure, le produit de l’appauvrissement de la paysannerie sous-équipée.

Mais essayons maintenant de montrer comment une situation agricole et alimentaire mondiale aussi inacceptable a pu s’établir, et pourquoi elle se perpétue. Nous commencerons par analyser le double mécanisme de développement inégal des exploitations agricoles avantagées, d’un côté, et de non renouvellement des exploitations désavantagées, d’un autre côté, au cours de la révolution agricole contemporaine dans les pays développés. Puis, nous analyserons comment ce double mécanisme limite fortement la portée de la révolution agricole et de la révolution verte dans les pays en développement, et comment il entraîne dans ces pays l’appauvrissement massif et l’exclusion de la paysannerie sous-équipée.

 Table de matières

1. Introduction

2. Une situation agricole et alimentaire mondiale insoutenable

2.1 Inégalités agricoles et pauvreté paysanne de masse

2.2 Pauvreté paysanne et insuffisances alimentaires

2.3 Les raisons très actuelles de l’appauvrissement extrême de centaines de millions de paysannes et de paysans

3. Origine et modalités de reproduction des inégalités agricoles, de la pauvreté paysanne et des insuffisances alimentaires

3.1 Le triomphe de la révolution agricole contemporaine dans les pays développés

3.2 Les limites de la révolution agricole dans les pays en développement

3.3 La crise des agricultures paysannes sous-équipées des pays en développement

4. Les conséquences de l’appauvrissement de la paysannerie sous-équipée des pays en développement

5. Propositions pour lutter efficacement contre l’appauvrissement, pour lancer le développement des plus pauvres et pour relancer l’économie mondiale

6. Conclusion

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