Les experts n'avaient pas prévu les "émeutes de la faim" qui secouent la planète, mais leur travail ne pouvait tomber plus à propos : dans un rapport publié mardi 15 avril, la communauté scientifique des agronomes appelle à soutenir les petits paysans et à intensifier les recherches en agro-écologie.

Le document, approuvé par 59 gouvernements à Johannesburg, le 12 avril, a été rédigé dans le cadre de l'IAASTD (International Assessment of Agricultural Science and Technology for Development), EISTAD en français (Evaluation internationale des sciences et technologies agricoles au service du développement).

Il est le fruit d'un processus similaire à celui suivi – pour l'analyse du changement climatique – par le GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat). Engagé en 2004, l'IAASTD a réuni plus de 400 experts internationaux, chargés de définir les voies que devrait suivre la recherche agronomique pour relever le défi alimentaire dans les prochaines décennies.

Le processus a été piloté par Robert Watson, ancien président du GIEC, et soutenu par la Banque mondiale et l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO). Point original : les organisations non gouvernementales y ont été associées, qu'elles soient écologistes ou qu'elles représentent des entreprises. Un membre de Greenpeace figurait ainsi dans le bureau de l'IAASTD, qui comptait 55 personnes.

Le rapport affirme une "prise de conscience" de la pérennité d'une grave pauvreté rurale, liée au manque de soutien des politiques publiques pour l'agriculture, alors que de nouvelles contraintes se profilent à l'horizon : changement climatique, disponibilités en eau, concurrence des agrocarburants, érosion de la biodiversité…

"On ne peut pas jouer sur le seul facteur de la technologie"

Achim Steiner, secrétaire du Programme des Nations unies pour l'environnement, a ainsi estimé que "si nos systèmes agricoles continuent de mettre l'accent uniquement sur la maximisation de la production au coût le plus bas, l'agriculture connaîtra une grande crise dans vingt à trente ans".

Le document de l'IAASTD marque un renversement d'optique par rapport à la politique qui a favorisé depuis un demi-siècle les cultures d'exportation au détriment des cultures vivrières (cacao en Côte d'Ivoire, arachide au Sénégal, soja en Argentine, etc.). "L'IAASTD propose une réorientation autour des savoirs locaux et communautaires, afin de retrouver une autosuffisance alimentaire, explique le Français Michel Dodet, de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra), membre du bureau de l'IAASTD. On ne peut pas jouer sur le seul facteur de la technologie."

La discussion a achoppé sur la question du rôle des organismes génétiquement modifiés (OGM).

L'organisation Crop Life International, qui regroupe des entreprises comme Monsanto et Syngenta, s'est ainsi retirée de la discussion en octobre 2007. Le processus n'en a pas moins continué, conduisant à "une vision de compromis entre deux visions dures de l'agriculture : celle qui place la technologie au centre de tout progrès et celle privilégiant les savoirs locaux", selon Marianne Lefort, agronome et coauteur d'un des rapports.

Par ailleurs, l' "agro-écologie", qui est la prise en compte des processus écologiques dans le système agricole, se voit pleinement reconnue par l'IAASTD.

Le rapport de synthèse a été approuvé par 59 des 63 Etats représentés au sein de l'IAASTD. Etats-Unis, Australie, Canada et Royaume-Uni ont indiqué "ne pas pouvoir [l']approuver complètement". Mais, dans une déclaration liminaire, ces pays ont apporté leur soutien à la démarche engagée. De son côté, la Chine a approuvé l'ensemble des textes, exprimant cependant des "réserves" sur le chapitre relatif aux biotechnologies.

La position de l'IAASTD vient conforter un changement d'orientation amorcé par la Banque mondiale, dont le dernier rapport annuel constatait qu'"alors que 75 % de la population pauvre mondiale vit dans les espaces ruraux, seulement 4 % de l'aide publique au développement va à l'agriculture". En fait, observe Michel Dodet, "on redécouvre que la production est une condition du développement".

Les mouvements de paysans, de mieux en mieux organisés, contribuent aussi à cette nouvelle perception. De passage à Paris, Rajagopal P.V., leader du mouvement indien des sans-terre, qui a conduit en octobre une marche de 25 000 paysans sur New Delhi, résumait, lundi 14 avril : "Pendant des années, on a entendu dire que les petits paysans n'étaient pas viables, qu'il fallait laisser faire les grandes exploitations. Aujourd'hui, avec les pénuries alimentaires, les gens comprennent que cette production centralisée ne marche pas."

Hervé Kempf
Dans le quotidien français Le Monde
daté du 15 avril 2008

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